LES CHANTEURS JUIFS d’ALGERIE
Ce n’est pas que de la nostalgie, car c’est surtout un inestimable témoignage pour les générations futures, comme pour celles d’aujourd’hui, une précieuse collection de chansons comme autant de preuves d’une passion commune, partagée et illimitée pour cette culture gorgée du soleil de la Méditerranée. L’amour bien plus fort que la haine ? Salam ou bien shalom, ce qui nous rassemble est bien plus fort que ce qui nous oppose. Et cette compilation d’un autre temps, d’un autre siècle porte aussi tant d’espoirs pour ce millénaire. Ainsi lorsque monte comme un astre au firmament la voix puissante de Cheikh Zouzou, qui ouvre cet album, accompagnée d’un simple oud, l’émotion est à son comble. Le chant en arabe nous ramène droit au Royaume de Grenade où juifs, chrétiens et musulmans avaient bâti cette incroyable harmonie. Les arts se sont développés. Architecture, sciences, littérature, poésie et bien entendu musique ont pris leur essor jusqu’à cette année 1492 où la Reconquista ne laisse nulle autre alternative que la conversion, la mort dans les tortures de l’inquisition ou l’exil. Et en traversant le « djebel al Tarik » pour rejoindre l’Afrique du Nord, les juifs ont emporté dans leur bagages cette incroyable richesse que constituait la musique arabo-judéo-andalouse, autant nourrie de flamenco que de tradition orientale. Et cette tradition-là va se perpétuer jusqu’au XXéme siècle où Alger et Oran seront au cœur de la plupart de ces grandes voix d’Algérie. Musiciens juifs et arabes partagent cette même complicité dans ce patrimoine commun où l’on dialogue en musique. Le film magnifique d’Ismaël Ferroukhi « Les Hommes libres » dépeint parfaitement cette fraternité artistique lorsqu’on voit des Justes tel Si Kaddour Ben Ghabrit, recteur de la Grande Mosquée de Paris, prendre tous les risques face à l’occupant pour protéger des juifs et en particulier le talentueux chanteur Salim Halali. Il lui offre une attestation prouvant qu’il est né mahométan et va jusqu’à graver le nom de son père décédé sur une tombe anonyme du carré musulman de Bobigny sauvant ainsi cette voix d’or de la déportation. Salim se produira très souvent au café maure de la mosquée, aux cotés des géants arabes comme Ali Sriti et Ibrahim Salah. De l’autre coté de la Méditerranée, en Algérie là aussi la musique ne connait ni religion ni couleur de peau. Suivons le parcours de l’un des derniers survivants de ces héros juifs qui ont su faire chavirer tant de cœurs, le pianiste surdoué Maurice el Medioni. C’est encore un enfant lorsque son oncle l’immense Saoud l’Oranais sera arrêté à Marseille par la police Française puis envoyé à Drancy avant d’être livré aux nazis qui le déportent à Sobibor où il sera immédiatement gazé. Il a tout juste 9 ans lorsque son frère achète un vieux piano au marché aux puces d’Oran. Bons sang ne saurait mentir, Maurice va apprendre en pur autodidacte à exceller dans l’art du piano, reproduisant à l’oreille les standards de la variété Française, avant de succomber à la musique orientale. A la Brasserie de Paris ou au Casino de Canastel, là où Line Monty a fait ses premières armes, Maurice ne tarde guère à imposer sa totale maitrise de l’instrument en créant son propre métissage le « pianoriental » où il parvient aussi à intégrer le blues et le boogie woogie inspiré par ses rencontres avec les GI’s US qui avaient libéré l’Afrique du Nord dés novembre 1942. Mais si le parcours artistique de Maurice el Medioni est aussi emblématique, c’est qu’il jouera tout autant avec des artistes arabes, mettant son piano et ses influences multicolores au service du raï ou du chaabi. En 1947, Blaoui Houari le chef d’orchestre de l’Opéra d’Oran lui offre un engagement en tant que pianiste soliste, lui donnant ainsi une place de choix parmi les 15 musiciens qui jouent derrière Ali Riahi ou Hadi Jouini. Et cette renommée va bientôt transcender les religions. Joseph Benganoun, le fameux cheikh Zouzou sera le premier chanteur juif à succomber au métissage du pianoriental de Medioni. Tant d’autres suivront… Au fils des ans, notre virtuose accompagnera les plus grands à l’instar des Lili Labassi, Line Monty, Blond Blond, Lili Boniche, Luc Cherki….que l’on retrouve dans ce CD. Et après l’indépendance de l’Algérie en 62, toutes ces étoiles d’orient se retrouvent à Paris. Rue du faubourg Montmartre, face aux Folies Bergères, le cabaret le Poussin Bleu devient le centre névralgique de cette culture vivante. Ces vibrations festives résonnent aussi dans les mariages et les bar mitzvahs où il accompagne la très grande disciple de son oncle Saoud, la diva Reinette l’Oranaise. 50 ans plus tard, avec l’orchestre « El Gusto », il perpétue toujours ces fastes soniques orientaux. Hélas, la tradition des chanteurs juifs d’Algérie ne semble guère toucher les nouvelles générations. Pourtant cette musique constitue l’un de leurs héritages les plus précieux. A l’heure où tant de fractures nous menacent, tous ces talents nous rappellent que juifs et arabes ont les mêmes rires comme les mêmes larmes et ces chansons font en sorte qu’ils ne l’oublient jamais.

Gérard BAR-DAVID

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